jeudi 29 septembre 2011

Extension de l'Homme et innovations


La lecture de ces deux textes de Madeleine Akrich[1] et de James Carey[2] n’a pas cessé de me renvoyer à mes propres modes d’appropriation des objets — souvent électroniques — que je choisis de faire entrer dans mon univers quotidien. Qu’il s’agisse d’un téléphone intelligent, d’une tablette tactile, d’un ordinateur portable, d’un appareil-photo numérique, ma réflexion avant achat et qui doit me mener vers une décision ne se fait jamais en termes de besoins, mais en termes de possibilités supplémentaires à celles dont je dispose au moment où je produis cette analyse.
De ce point de vue, McLuhan m’a très bien compris : par l’acquisition d’objets de plus en plus communicants et de plus en plus perfectionnés, je cherche en fait à prolonger mon emprise sur le monde, à allonger mes capacités de capture et de production, à intégrer et à pérenniser mon existence dans le village global.
Néanmoins, j’ai beau être un adepte des nouvelles technologies et éprouver un certain plaisir à les découvrir et à faire fonctionner ces nouvelles extensions de mon corps, je ne les conserve pas toutes. Bien au contraire, je sélectionne. Et je deviens par ailleurs de plus en plus exigeant.
De ce point de vue, c’est Madeleine Akrich qui m’a très bien compris : l’utilisation de mes extensions doit désormais être en adéquation avec ma culture, mon environnement quotidien, ce que les chroniqueurs de blogues technos appellent « l’utilisation intuitive ». Mon appropriation des objets est directement dépendante de ce paramètre qui tient compte des différents contextes que traversent ces objets, « de la conception à l’action », comme le titre l’auteure.
Pour illustrer mon propos, une anecdote personnelle me vient à l’esprit. Grand consommateur de magazines culturels — et souffrant également d’un mal fou à jeter des collections entières de ces numéros plus beaux les uns que les autres — j’ai immédiatement vu, dans la l’annonce commerciale de l’iPad, une solution à ce que je n’avais jamais identifié jusqu’alors comme un problème : la multiplication de ces piles de magazines qui soudainement empiétaient sur mon espace de vie. Certes, l’écran trop petit de mon téléphone (un iPhone) ne m’avait jamais convaincu d’effectuer la moindre lecture qui dépassait une vingtaine de lignes. L’écran plus large de l’iPad semblait donc mieux s’adapter à cette fonction. L’utilité première que je cherchais à attribuer virtuellement à ma future tablette commençait donc à se transformer en besoin. Il existait par ailleurs d’autres objets similaires sur le marché dont l’unique fonction, justement, était de proposer la lecture de documents électroniques (livres, revues, textes en PDF…). Mais elles ne m’ont jamais attiré.
L’honnêteté me pousse à reconnaître aujourd’hui que ces tablettes-là, plus simples dans leurs fonctions, mais répondant malgré tout à mes nouveaux besoins, ne comblaient pas en fait mes désirs inconscients d’extensions à mon corps. La tablette d’Apple, à l’époque, était la seule à proposer d’autres extensions du corps : la gestion d’emploi du temps et des courriels, le divertissement par les jeux ou le visionnage de vidéos… des actions que je réalisais pourtant déjà sur mon ordinateur portable, mais pas avec la même mobilité. Ce nouvel objet n’allait pas changer le sens de mes actes comme envoyer un courriel ou noter un rendez-vous, par exemple. Il allait en revanche enrichir mon environnement personnel de nouveaux comportements, de nouvelles attitudes, au point de devenir effectivement une extension de mon être, comme l’interprète McLuhan. Mieux encore : j’arrivais en fait à préfigurer ces nouveaux actes sur une tablette avant même de l’utiliser au point d’éprouver une certaine empathie à les exécuter.
Il faut dire que l’iPhone avait en fait déjà ouvert la voie : un écran tactile dont le seul bouton physique sert à activer, annuler, sortir, revenir au début… bref, se sortir de la moindre mauvaise manipulation, qu’on soit « fautif » ou non, faisait tomber de nombreux hermétismes technologiques que les sociétés industrialisées continuent d’héberger aujourd’hui. En ces termes, l’iPhone et le contexte socioculturel qu’il a créé pendant ses années de commercialisation constituent un élément essentiel de cette « voie de passage » (Akrich, 1993) qui existe entre la conception de l’iPad et son utilisation.
Mais je dois aussi reconnaître que la multiplication de mes extensions cybernétiques me procure une sensation grandissante, le sentiment d’une maîtrise accrue du monde qui m’entoure. Je le répète, il ne s’agit que d’une émotion. Et je suis rassuré également de savoir qu’une certaine éthique guide mes comportements et m’évite de verser dans l’irrationnel. Toutefois, cette sensation désormais à la portée de n’importe quel individu qui veut s’en donner les moyens intellectuels paraît si évidente qu’elle effraie, et on peut le comprendre, ceux qui veulent voir dans l’innovation la seule expression d’un progrès scientifique et technologique, comme le souligne James Carey dans son article (1999).
Car même si l’objet communicant a un avenir assuré dans les sociétés postindustrielles, il a aussi le gros défaut de déshumaniser l’acte simple et social de communication et de créer aussi des réseaux qui échappent à tout contrôle humain. Ce qui justifie d’autant plus les craintes énumérées par Carey.


[1] Akrich, Madeleine. 1993. Les objets techniques et leurs utilisateurs, de la conception à l'action. Raisons Pratiques, no 4 : pp. 33-57.
[2] Carey, James-W. 1999. « McLuhan : généalogie et descendance d'un paradigme ». Trad. Pascal Durand. Quaderni, no 37 : pp. 110-131.