La lecture de ces deux textes de Madeleine
Akrich[1]
et de James Carey[2] n’a
pas cessé de me renvoyer à mes propres modes d’appropriation des objets — souvent
électroniques — que je choisis de faire entrer dans mon univers quotidien. Qu’il
s’agisse d’un téléphone intelligent, d’une tablette tactile, d’un ordinateur
portable, d’un appareil-photo numérique, ma réflexion avant achat et qui
doit me mener vers une décision ne se fait jamais en termes de besoins, mais en
termes de possibilités supplémentaires à celles dont je dispose au moment où je
produis cette analyse.
De ce point de vue, McLuhan m’a très bien
compris : par l’acquisition d’objets de plus en plus communicants et de
plus en plus perfectionnés, je cherche en fait à prolonger mon emprise sur le
monde, à allonger mes capacités de capture et de production, à intégrer et à pérenniser
mon existence dans le village global.
Néanmoins, j’ai beau être un adepte des
nouvelles technologies et éprouver un certain plaisir à les découvrir et à
faire fonctionner ces nouvelles extensions de mon corps, je ne les conserve pas
toutes. Bien au contraire, je sélectionne. Et je deviens par ailleurs de plus
en plus exigeant.
De ce point de vue, c’est Madeleine Akrich
qui m’a très bien compris : l’utilisation de mes extensions doit désormais
être en adéquation avec ma culture, mon environnement quotidien, ce que les
chroniqueurs de blogues technos appellent « l’utilisation intuitive ».
Mon appropriation des objets est directement dépendante de ce paramètre qui
tient compte des différents contextes que traversent ces objets, « de la
conception à l’action », comme le titre l’auteure.
Pour illustrer mon propos, une anecdote
personnelle me vient à l’esprit. Grand consommateur de magazines culturels
— et souffrant également d’un mal fou à jeter des collections entières de ces
numéros plus beaux les uns que les autres — j’ai immédiatement vu, dans la
l’annonce commerciale de l’iPad, une
solution à ce que je n’avais jamais identifié jusqu’alors comme un problème :
la multiplication de ces piles de magazines qui soudainement empiétaient sur
mon espace de vie. Certes, l’écran trop petit de mon téléphone (un iPhone) ne m’avait jamais convaincu d’effectuer
la moindre lecture qui dépassait une vingtaine de lignes. L’écran plus large de
l’iPad semblait donc mieux s’adapter
à cette fonction. L’utilité première que je cherchais à attribuer virtuellement
à ma future tablette commençait donc à se transformer en besoin. Il existait
par ailleurs d’autres objets similaires sur le marché dont l’unique fonction,
justement, était de proposer la lecture de documents électroniques (livres,
revues, textes en PDF…). Mais elles ne m’ont jamais attiré.
L’honnêteté me pousse à reconnaître aujourd’hui
que ces tablettes-là, plus simples dans leurs fonctions, mais répondant malgré
tout à mes nouveaux besoins, ne comblaient
pas en fait mes désirs inconscients d’extensions à mon corps. La tablette d’Apple, à l’époque, était la seule à
proposer d’autres extensions du corps : la gestion d’emploi du temps et des
courriels, le divertissement par les jeux ou le visionnage de vidéos… des
actions que je réalisais pourtant déjà sur mon ordinateur portable, mais pas
avec la même mobilité. Ce nouvel objet n’allait pas changer le sens de mes
actes comme envoyer un courriel ou noter un rendez-vous, par exemple. Il allait
en revanche enrichir mon environnement personnel de nouveaux comportements, de
nouvelles attitudes, au point de devenir effectivement une extension de mon
être, comme l’interprète McLuhan. Mieux encore : j’arrivais en fait à
préfigurer ces nouveaux actes sur une
tablette avant même de l’utiliser au point d’éprouver une certaine empathie à
les exécuter.
Il faut dire que l’iPhone avait en fait déjà ouvert la voie : un écran tactile
dont le seul bouton physique sert à activer, annuler, sortir, revenir au début…
bref, se sortir de la moindre mauvaise manipulation, qu’on soit « fautif »
ou non, faisait tomber de nombreux hermétismes technologiques que les sociétés
industrialisées continuent d’héberger aujourd’hui. En ces termes, l’iPhone et le contexte socioculturel qu’il
a créé pendant ses années de commercialisation constituent un élément essentiel
de cette « voie de passage » (Akrich, 1993) qui existe entre la
conception de l’iPad et son
utilisation.
Mais je dois aussi reconnaître que la
multiplication de mes extensions cybernétiques me procure une sensation
grandissante, le sentiment d’une maîtrise accrue du monde qui m’entoure. Je le
répète, il ne s’agit que d’une émotion. Et je suis rassuré également de savoir
qu’une certaine éthique guide mes comportements et m’évite de verser dans
l’irrationnel. Toutefois, cette sensation désormais à la portée de n’importe
quel individu qui veut s’en donner les moyens intellectuels paraît si évidente
qu’elle effraie, et on peut le comprendre, ceux qui veulent voir dans l’innovation
la seule expression d’un progrès scientifique et technologique, comme le
souligne James Carey dans son article (1999).
Car même si l’objet communicant a un avenir
assuré dans les sociétés postindustrielles, il a aussi le gros défaut de
déshumaniser l’acte simple et social de communication et de créer aussi des
réseaux qui échappent à tout contrôle humain. Ce qui justifie d’autant plus les
craintes énumérées par Carey.