jeudi 1 décembre 2011

De la déconnexion à la liberté d'esprit


La thèse de Baudrillard montre en somme que la société de consommation n’est pas un univers isolé dont les principes commerciaux, même les plus larges, seraient distillés dans la société libérale afin de guider ceux qui y vivent vers une finalité d’achat. Elle est au contraire un environnement complet dans lequel chaque individu, chaque groupe reçoivent des informations qui les poussent à… consommer ! Tout ce qui a pu être identifié comme artefact culturel, avant l’ère de l’industrialisation de nos sociétés au 19e siècle, a été recyclé — avec le concours important des mass-media — pour devenir un bien de consommation. Si bien que la culture mass-médiatique — que nous identifions aujourd’hui par le terme générique de culture — n’est pas une culture au sens où on l’entendait avant l’industrialisation de nos sociétés occidentales, mais une sous-culture principalement mue par des intentions mercantiles.

L'analogie à Matrix des frères Wachowski

Les frères Wachowski qui réalisèrent la trilogie Matrix à la fin des années 1990 ont souvent expliqué dans des entrevues que la pensée de Baudrillard, parmi les nombreuses références qui ont inspiré cette construction mythologique, avait servi de base à l’écriture de leur scénario. En effet, si le propre de l’Homme, à l’instar de Néo[1], est une quête perpétuelle de liberté, il doit alors se couper de tout ce qui le relie à une société construite sur des principes si éloignés de la nature humaine, qu’il est incapable de réaliser qu’ils sont dissonants avec cette même nature qui est pourtant la sienne.
Cette dichotomie — marxienne, finalement, car elle fait directement référence à l’aliénation de l’Homme au travail, le constat de Marx dans le Capital — est représentée dans Matrix par une opposition radicale entre deux sociétés : Sion, le petit monde libre des humains reclus dans les entrailles de la Terre et le monde des machines qui en ont envahi la surface, les deux se faisant la guerre. Entre ces deux sphères concentriques se trouve la majorité de l’humanité, cultivée par les machines dans le but d’en récupérer l’énergie électrique, lesquelles machines injectent dans les cerveaux de ces humains l’image d’une société que l’Homme a l’illusion d’avoir construite. La matrice, c’est cette représentation sociale du monde logique, cohérent et qui se prête volontiers à une conception imaginaire et donc idéale de la vie humaine — la caverne de Platon, en quelque sorte —, mais en réalité entièrement sous le contrôle des machines. Se libérer des machines — ou se déconnecter de la matrice — c’est donc en fait critiquer la raison hégélienne, l’implacable logique comme l’on fait Kant, Marx et plus tard Foucault, Deleuze, Derrida ou Martín-Barbero.
Mais la matrice des Wachowski, c’est aussi une métaphore de la société de consommation de Baudrillard dans laquelle nous baignons chaque minute et qui, malgré nos efforts de désaliénation malheureusement à temps trop partiel pour nous permettre de produire une pensée libre et indépendante, nous conduit à déléguer à autrui la fabrication de nos biens afin de les consommer — donc les épuiser — pour les désirer à nouveau.

De nombreux cinéphiles et quelques philosophes ont longtemps reproché aux frères Wachowski la conclusion de la trilogie Matrix où on voit Néo — l’Élu, selon le prophète Morpheüs — dans une position particulièrement christique, anéantir à lui seul le monde des machines en injectant son esprit libre — donc irrationnel — dans le siège de l’intelligence artificielle — donc rationnelle — qui gouverne le monde réel. On pourrait en effet penser que la voie qui consiste à croire en Néo est celle qui mène vers la liberté.
Pourtant, durant toute son histoire, Néo ne montre aucun prosélytisme ; mieux encore, il est persuadé qu’il n’est pas l’Élu que cherche Morpheüs qui, quant à lui, a endossé les fonctions de guide spirituel de Sion en prônant la foi vers la liberté. Ce qui motive Néo, c’est l’amour, expression humaine la plus irrationnelle qui soit, l’amour qu’il perd juste avant d’abandonner son esprit dans les machines. Néo n’est donc certainement pas une incarnation postmoderne du Christ — qui libérait les hommes en réalisant des miracles qu’ils ne pouvaient pas faire eux-mêmes —, mais plutôt une figure d’homme libre, une résurrection anachronique comme l’entend Baudrillard justement, que l’amour — et donc la déraison — fait vivre jusqu’à sa mort physique. Pour être libre, il ne s’agit pas de croire en Néo, mais d’être le Néo.


[1] On notera d’ailleurs que le personnage principal des frères Wachowski porte le même nom que le Néo, la « résurrection anachronique » de Baudrillard, seul catégorie d’humain capable se libérer du carcan consumériste omniprésent.

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