dimanche 20 mars 2011

Battu sur son propre terrain

Billet relatif au module #9

Il m’est arrivé pire que de me dire « Putain, où est-ce que j’ai mis mon cellulaire ? ». La question était plutôt du genre : « Putain, mais, je sers à quoi, là ? »
C’est une petite aventure qui pourrait arriver à n’importe qui et, par conséquent, à n’importe quel journaliste. Imaginez que vous êtes dans un train. Un TGV. Donc assis dans le summum de la fierté technologique française que ne cessent de vanter les gouvernements de droite et de gauche, depuis plus de 35 ans. Au moment de quitter la gare, alors que le train entame son accélération habituelle, le ciel vous tombe sur la tête : rupture de caténaire1. Le câble se met à fouetter la rame de part et d’autre dans un vacarme d’enfer. Les voyageurs paniquent, se précipitent sous les tables. Le train s’arrête au milieu de nulle part, en rase campagne, dans le noir, sans électricité... Il est près de minuit.
Le train n’a pas déraillé. Personne n’est blessé.
Des incidents comme celui-là n’ont habituellement pas de quoi faire l’ouverture du journal régional. Et puis… je n’étais pas censé travailler le lendemain puisque j’étais sur la route ou plutôt la voie ferrée des vacances. J’ai donc lâchement préféré patienter.
Jusqu’à certaines limites. Car les 400 passagers de ce fameux TGV n’ont jamais été informés de ce qui allait leur arriver. On voyait des gens tourner autour de la rame avec les lampes électriques, tenter de déplacer les câbles qui s’étaient enroulés autour du train. Les contrôleurs qui faisaient le trajet avec nous n’étaient pas mieux informés par leur hiérarchie qu’ils avaient pourtant régulièrement au téléphone. La première information que nous avons eue a été celle des pompiers qui sont venus nous transférer… six heures plus tard.
Pendant tout ce temps, les gens se sont impatientés. Certains ont filmé, pris des photos avec leur téléphone, commenté la situation avec la mesure du citoyen de la Rome antique qui a retrouvé ses vieilles habitudes d’arène sur Facebook : j’aime/j’aime pas. Jamais nous n’avions eu autant le droit de vie ou de mort sur la SNCF2. Que du bonheur.
Néanmoins, vacances ou pas, j’avais sous mon bras dans son sac mon réflexe numérique. Donc de quoi filmer en haute définition, même dans le noir (nous ne bénirons jamais assez les appareils numériques et leurs capteurs hypersensibles à la lumière). J’avais aussi pour bagage, mon métier : 15 années de journalisme et un petit peu de sang-froid qui me permettait d’entendre la grogne des passagers monter, à cause de l’absence de communication de la société de chemin de fer. J’explique donc aux premières personnes autour de moi que je suis journaliste à France 3 et que je vais… « travailler ».
Je récolte quelques témoignages, quelques ambiances entre le gentil contrôleur qui se laisse filmer, des passagers qui s’énervent, d’autres qui prennent leur mal en patience. Et je termine mon sujet par le transfert de l’ensemble des voyageurs, portés un par un, par les pompiers qui interviendront vers 6 heures du matin.
J’ai même alerté le rédacteur en chef par courriel et message sur boîte vocale pour lui dire que je mettais à sa disposition tous ces éléments sur un serveur et qu’il pouvait « me rappeler pour que je lui raconte l’histoire plus en détail ». J’avais juste omis que ce genre de démarche, aussi journalistique qu’elle puisse paraître, ne fait pas partie des habitudes de travail de la maison : « mais comment c’est qu’on fait pour les mettre au montage, les images ? Machin, il ne sait pas faire et Truc non plus… et puis on est samedi. Allez, ce n’est pas très grave. Mais sinon, effectivement, on a regardé les images sur Facebook, ils en avaient vraiment marre les gens, hein ? »
Des impressions de vide comme celles-là, on en croise plusieurs fois, j’imagine au cours de n’importe quelle carrière professionnelle.
Ce reportage, réalisé sous une forme de journalisme citoyen, mais par le journaliste professionnel patenté que j'étais, est donc resté inédit. Je me suis toujours demandé si l'excuse qu'on m'avait retournée autour des difficultés techniques ne cachait pas une certaine réticence corporatiste de mes collègues, une sorte de résistance à un comportement hâtivement qualifié de barbouze puisque réalisé avec du matériel personnel et surtout en solitaire. En attendant, les journalistes-citoyens avaient fait la job, eux.
Mais on peut se demander ce que deviendront ces volontés incessantes de blogueurs, à mettre en ligne tout ce qui bouge, tout ce qu'ils aiment (pouce en haut) ou tout ce qu'ils n'aiment plus (pouce en bas). Les médias qui se voulaient autrefois novateurs et démocratiques sont, finalement eux aussi, rentrés dans le rang. Un peu comme le quotidien Libération : « En trente ans, le quotidien que [Serge July] avait fondé avec Jean-Paul Sartre “pour donner la parole au peuple” est devenu une entreprise d'information comme les autres, luttant avec ses concurrents pour la conquête des classes moyennes supérieures branchées, susceptibles d'éveiller l'intérêt des annonceurs. » (Cohen & Lévy, 2008: 119)
À ce même titre, je me demande toujours quelle est la motivation première de ces « nouveaux journalistes ». La reconnaissance publique ? La volonté de faire passer ses propres idées au détriment des faits (dans le cas de mon train, c’était la colère qui guidait le plus souvent les téléphones portables…) ? La notoriété ? L'obtention de nouveaux privilèges, d'accès supplémentaires, comme le décrit Florence Le Cam (2006) au sujet des blogueurs en procès contre Apple ?
Et si, justement, les journalistes professionnels n’avaient pas jusqu’ici donné le mauvais exemple en privilégiant l’éditorial, l’analyse, le commentaire, le point de vue au détriment des faits. N’a-t-on pas fait croire aux citoyens, nous journalistes, en montrant que notre métier était essentiellement constitué d’actes de communication et non plus de reportages, qu’il était alors à la portée de n’importe qui ?

Notes
* L’un des énormes câbles électriques qui surplombent la voie ferrée pour l’alimenter les locomotives.
** SNCF : Société nationale des chemins de fer français. Le pendant français de VIA Rail, en quelque sorte.

Bibliographie
Cohen, Philippe & Lévy, Elisabeth. 2008. Notre métier a mal tourné : deux journalistes s'énervent. Paris : Mille et une nuits, 232 p.
Le Cam, Florence. 2006. « Etats-Unis : Les weblogs d'actualité revivent la question de l'identité journalistique ». in Réseaux. Vol. 24, n° 138, pp. 139-158.

lundi 7 mars 2011

Les secondes vies du chat, du pasteur et de l'esclave

Pour faire suite à mon billet d'hier soir relatif au module #8 du cours sur les mondes virtuels, voici un reportage que j'avais réalisé pour le compte de France 3 - Centre, en décembre 2009, sur un documentaire présenté au Festival du Film de Vendôme par Alain Della Negra et Kaori Kinoshita (et qui sont interviewés dans le reportage), The Cat, the Reverend & the Slave. Les deux cinéastes ont voyagé plusieurs fois aux États-Unis filmer des joueurs hardcore de Second Life et surtout les rencontrer IRL, « In Real Life ».



Le film commence en douceur dans la vie d'un couple et se termine en une apothéose virtuelle et pourtant bien réelle. Pour en avoir longuement discuté avec eux, j'ai su qu'ils n'avaient aucunement l'intention de caricaturer les joueurs qu'on voit. Au contraire, ils veulent juste montrer jusqu'où peut aller la projection de soi dans un univers virtuel... tout le propos du cours.

Le film est au catalogue des longs métrages de sa maison de production Capricci. Ci-dessous la bande-annonce, mais il existe également une page YouTube qui contient plusieurs extraits du film.

dimanche 6 mars 2011

De la multiplications des vies

Billet relatif au module #8

L’article de Doan Bui (2007) m’a bien fait rire. J’avais l’impression de me reconnaître dans cette première exploration de Second Life. En réponse à l’insistance d’une amie, j’avais créé un avatar, il y a 5 ou 6 ans, artefact dont j’ai évidemment oublié le nom aujourd’hui, tant je n’ai pas éprouvé le besoin de l’incarner. Je sais bien qu’un petit courriel sur le serveur me permettrait de récupérer prénom, nom et mot de passe, mais le problème est que je ne sais pas trop quoi y faire, sur Second Life
Réfractaire au monde virtuel, moi ? Non, pas vraiment… Mais je dois faire partie d’une génération, ou en tout cas d’une catégorie d’individus, pour laquelle l’invention et la créativité sont des moyens qui servent à réaliser des objectifs définis (et pourquoi pas ludiques dans ce cas-là) plutôt qu’à se contenter de vivre l’instant si virtuel soit-il.
Je suis joueur de World of Warcraft depuis mars 2006 avec parfois quelques longues périodes d’inactivité de plusieurs mois, lorsque les préoccupations personnelles et professionnelles de la vie réelle prennent le dessus. Dans le langage des joueurs en ligne, je suis donc ce qu’on appelle un « casual gamer » autrement dit joueur occasionnel. Mon avatar, Minkalottah, un Elfe druide plutôt solitaire et spécialisé en herboristerie et en alchimie, a développé des techniques de combat qui lui sont propres afin de pouvoir se défendre… seul ! Car voilà le triste lot de ma vie virtuelle en Azéroth*: la solitude.

Minkalottah, mon avatar sur World of Warcraft.

Ne pleurez pas, le reste du temps autrement dit dans la « vraie vie », je vais plutôt bien. Maintenant que j’y pense, cette solitude virtuelle a certainement plusieurs causes :
  • Je ne me connecte peut-être pas assez souvent pour me lier avec d’autres joueurs réguliers qui fréquentent le même serveur que moi et, ainsi, aller vivre cette merveilleuse aventure fantastique à plusieurs.
  • J’ai peut-être aussi du mal à communiquer avec une majorité de joueurs qui ne sont pas de ma génération et qui clavardent en jargon de « hardcore gamer » — le strict opposé du « casual gamer » —, ce à quoi je suis plutôt hermétique.
Je l’admets : je ne suis pas un joueur facile. C’était d’ailleurs l’esprit de la réponse que m’avais envoyé Blizzard, la société qui développe et commercialise le jeu, quand je leur avais demandé de m’indiquer quels étaient les serveurs où on pouvait trouver une majorité de joueurs de plus de 25 ans, parlant une autre langue que le franglais à l'étymologie SMSisée : « Nous sommes conscients des problèmes que vous évoquez […] », mais si je pouvais les régler moi-même… Auto-régulation, donc.
De fait, à vouloir essayer de faire comprendre à Kevin que ce n’est pas faire preuve d’un très bon esprit que de garder pour soi les pierres précieuses qu’on lui a confiées pour enchanter une épée, expliquer à Jennifer qu’« esquinter », « quête » et « quotas » s’écrivent bien avec un « q » et pas un « k » (sic) ou convaincre Jean-Jules qu’il est inutile de « péter la gueule à Sébastien demain à l’école », parce que ce dernier ne lui aurait pas remboursé les 200 pièces d’or qu’il lui doit depuis six mois, on y passe sa vie au point que cela devient un travail à temps plein.
Et je n’ai pas que ça à faire.
Peut-être alors que je devrais retourner sur Second Life : les adultes y foisonnent, de plus en plus d’entreprises y achètent du terrain pour communiquer ou y établir leur think tank, des laboratoires d’idées. D'ailleurs, Philip Rosedale, le concepteur de ce monde virtuel autogéré par ses habitants, semble dire qu’on peut y créer/faire TOUT ce qu’on veut (Mailhes, 2007). Mieux encore, Second Life deviendrait, d’ici peu de temps probablement, le lieu de rencontres de tout type : personnelles, professionnelles, moralement contestables ou pas, désirées et délirées**, mais en tout cas indépendantes de toute contrainte géographique ; une barrière monumentale à la création est en train de tomber.
L’idée est séduisante, mais je ne peux m’empêcher de me demander quel distinguo nous ferons de l’ensemble de nos mondes virtuels avec le monde réel, à court terme et à long terme. Je ne peux m’empêcher non plus de penser à la vision un tant soit peu apocalyptique des auteurs de Cybermondes : où tu nous mènes, Grand Frère ? : « La réalité virtuelle trompe nos sens, au point que monde réel et mondes virtuels finiront à terme, lorsque les technologies auront fait quelques progrès supplémentaires, par devenir totalement indiscernables. » (Zartarian & Noël, 2000: 142) 
Y aurait-il un danger à cultiver plusieurs vies de natures différentes ? Car, onze ans plus tard, je dois reconnaître que ma vie réelle s’est en effet assortie de quelques vies virtuelles sur World of Warcraft, sur Facebook (mon Café du commerce habituel), sur Starcraft (jeux de science-fiction où j’incarne un militaire corrompu que je détesterais au plus haut point dans la réalité), sur LinkedIn (où rien ne déborde à part mes expertises, profil professionnel oblige) ou encore sur ce blog où je ne pense pas un jour relater du tour de main à adopter pour ne pas rater les muffins aux bleuets. 
Quoi qu'il en soit, en l'an 2000 comme on disait, j’étais loin d’anticiper toutes ces vies.

Notes
* C’est le nom du monde imaginaire de World of Warcraft.
** Allusion au concept de Guattari et Deleuze qui, en résumé, constatent que toute entité sensorielle (individu ou groupe) qui délire ce qu’elle désire tend vers son devenir (Sibertin-Blanc, 2010)

Bibliographie
Bui, Doan. 2007. « De l'autre côté du réel ». in Le Nouvel Observateur, 2213, Jeudi 5 avril. pp. 86-89.
Mailhes, Laetitia. 2007. « Second Life, un monde sans gravité ». in Enjeux - Les Echos, Hors série n°3, Décembre. pp. 14-18. [En ligne http://www.lesechos.fr/enjeuxlesechosvirtuel/pdf/hors-serie/hs03.pdf, consulté le 1er mars 2011].
Sibertin-Blanc, Guillaume. 2010. Deleuze et l'anti-Œdipe : la production du désir. Paris: Presses universitaires de France, 150 p.
Zartarian, Vahé & Noël, Emile. 2000. Cybermondes. Où tu nous mènes, Grand Frère ? Genève: Ceorg Éditeur, 159 p.