dimanche 6 mars 2011

De la multiplications des vies

Billet relatif au module #8

L’article de Doan Bui (2007) m’a bien fait rire. J’avais l’impression de me reconnaître dans cette première exploration de Second Life. En réponse à l’insistance d’une amie, j’avais créé un avatar, il y a 5 ou 6 ans, artefact dont j’ai évidemment oublié le nom aujourd’hui, tant je n’ai pas éprouvé le besoin de l’incarner. Je sais bien qu’un petit courriel sur le serveur me permettrait de récupérer prénom, nom et mot de passe, mais le problème est que je ne sais pas trop quoi y faire, sur Second Life
Réfractaire au monde virtuel, moi ? Non, pas vraiment… Mais je dois faire partie d’une génération, ou en tout cas d’une catégorie d’individus, pour laquelle l’invention et la créativité sont des moyens qui servent à réaliser des objectifs définis (et pourquoi pas ludiques dans ce cas-là) plutôt qu’à se contenter de vivre l’instant si virtuel soit-il.
Je suis joueur de World of Warcraft depuis mars 2006 avec parfois quelques longues périodes d’inactivité de plusieurs mois, lorsque les préoccupations personnelles et professionnelles de la vie réelle prennent le dessus. Dans le langage des joueurs en ligne, je suis donc ce qu’on appelle un « casual gamer » autrement dit joueur occasionnel. Mon avatar, Minkalottah, un Elfe druide plutôt solitaire et spécialisé en herboristerie et en alchimie, a développé des techniques de combat qui lui sont propres afin de pouvoir se défendre… seul ! Car voilà le triste lot de ma vie virtuelle en Azéroth*: la solitude.

Minkalottah, mon avatar sur World of Warcraft.

Ne pleurez pas, le reste du temps autrement dit dans la « vraie vie », je vais plutôt bien. Maintenant que j’y pense, cette solitude virtuelle a certainement plusieurs causes :
  • Je ne me connecte peut-être pas assez souvent pour me lier avec d’autres joueurs réguliers qui fréquentent le même serveur que moi et, ainsi, aller vivre cette merveilleuse aventure fantastique à plusieurs.
  • J’ai peut-être aussi du mal à communiquer avec une majorité de joueurs qui ne sont pas de ma génération et qui clavardent en jargon de « hardcore gamer » — le strict opposé du « casual gamer » —, ce à quoi je suis plutôt hermétique.
Je l’admets : je ne suis pas un joueur facile. C’était d’ailleurs l’esprit de la réponse que m’avais envoyé Blizzard, la société qui développe et commercialise le jeu, quand je leur avais demandé de m’indiquer quels étaient les serveurs où on pouvait trouver une majorité de joueurs de plus de 25 ans, parlant une autre langue que le franglais à l'étymologie SMSisée : « Nous sommes conscients des problèmes que vous évoquez […] », mais si je pouvais les régler moi-même… Auto-régulation, donc.
De fait, à vouloir essayer de faire comprendre à Kevin que ce n’est pas faire preuve d’un très bon esprit que de garder pour soi les pierres précieuses qu’on lui a confiées pour enchanter une épée, expliquer à Jennifer qu’« esquinter », « quête » et « quotas » s’écrivent bien avec un « q » et pas un « k » (sic) ou convaincre Jean-Jules qu’il est inutile de « péter la gueule à Sébastien demain à l’école », parce que ce dernier ne lui aurait pas remboursé les 200 pièces d’or qu’il lui doit depuis six mois, on y passe sa vie au point que cela devient un travail à temps plein.
Et je n’ai pas que ça à faire.
Peut-être alors que je devrais retourner sur Second Life : les adultes y foisonnent, de plus en plus d’entreprises y achètent du terrain pour communiquer ou y établir leur think tank, des laboratoires d’idées. D'ailleurs, Philip Rosedale, le concepteur de ce monde virtuel autogéré par ses habitants, semble dire qu’on peut y créer/faire TOUT ce qu’on veut (Mailhes, 2007). Mieux encore, Second Life deviendrait, d’ici peu de temps probablement, le lieu de rencontres de tout type : personnelles, professionnelles, moralement contestables ou pas, désirées et délirées**, mais en tout cas indépendantes de toute contrainte géographique ; une barrière monumentale à la création est en train de tomber.
L’idée est séduisante, mais je ne peux m’empêcher de me demander quel distinguo nous ferons de l’ensemble de nos mondes virtuels avec le monde réel, à court terme et à long terme. Je ne peux m’empêcher non plus de penser à la vision un tant soit peu apocalyptique des auteurs de Cybermondes : où tu nous mènes, Grand Frère ? : « La réalité virtuelle trompe nos sens, au point que monde réel et mondes virtuels finiront à terme, lorsque les technologies auront fait quelques progrès supplémentaires, par devenir totalement indiscernables. » (Zartarian & Noël, 2000: 142) 
Y aurait-il un danger à cultiver plusieurs vies de natures différentes ? Car, onze ans plus tard, je dois reconnaître que ma vie réelle s’est en effet assortie de quelques vies virtuelles sur World of Warcraft, sur Facebook (mon Café du commerce habituel), sur Starcraft (jeux de science-fiction où j’incarne un militaire corrompu que je détesterais au plus haut point dans la réalité), sur LinkedIn (où rien ne déborde à part mes expertises, profil professionnel oblige) ou encore sur ce blog où je ne pense pas un jour relater du tour de main à adopter pour ne pas rater les muffins aux bleuets. 
Quoi qu'il en soit, en l'an 2000 comme on disait, j’étais loin d’anticiper toutes ces vies.

Notes
* C’est le nom du monde imaginaire de World of Warcraft.
** Allusion au concept de Guattari et Deleuze qui, en résumé, constatent que toute entité sensorielle (individu ou groupe) qui délire ce qu’elle désire tend vers son devenir (Sibertin-Blanc, 2010)

Bibliographie
Bui, Doan. 2007. « De l'autre côté du réel ». in Le Nouvel Observateur, 2213, Jeudi 5 avril. pp. 86-89.
Mailhes, Laetitia. 2007. « Second Life, un monde sans gravité ». in Enjeux - Les Echos, Hors série n°3, Décembre. pp. 14-18. [En ligne http://www.lesechos.fr/enjeuxlesechosvirtuel/pdf/hors-serie/hs03.pdf, consulté le 1er mars 2011].
Sibertin-Blanc, Guillaume. 2010. Deleuze et l'anti-Œdipe : la production du désir. Paris: Presses universitaires de France, 150 p.
Zartarian, Vahé & Noël, Emile. 2000. Cybermondes. Où tu nous mènes, Grand Frère ? Genève: Ceorg Éditeur, 159 p.

Aucun commentaire: